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voici un exemple de lecture d'une image.


Kenneth Josephson, New York State, 1970.
Gelatin silver print. 10-7/8 x 13-7/8 inches.
Collection of the Madison Museum of Contemporary Art.


Au premier plan la main droite du photographe brandit la photo d'un grand bateau blanc. On ne sait pas s'il s'agit d'une carte postale ou d'une photo qui lui appartient. Son bras, en plein centre, semble sortir directement de l'objectif. En arrière-plan la ligne d'horizon sépare le ciel et la mer. La perspective du bras, très marquée, guide le regard vers le bateau. Ensuite, l'œil glisse naturellement jusqu'à la mer en suivant le mouvement du bateau qui se déplace vers la gauche. La sensation de mouvement est renforcée par le fait que la photographie n'est pas tenue horizontalement mais penche un peu vers la gauche (en attendant de pencher vers la droite à la vague suivante ?).

L'image est composée de formes géométriques simples : trois triangles et trois rectangles. Elle contient quatre valeurs, le blanc pour le bras, le noir pour la photo, le gris foncé pour la mer et le gris clair pour le ciel. La simplicité géométrique de la construction lui donne une lisibilité et une efficacité immédiate.


Kenneth Josephson, photographe américain né en 1932 a souvent utilisé ce dispositif au cours des années 70 et 80. Le tirage sur papier qu'il intercale entre le sujet et l'appareil perturbe notre perception. Sa main montrant une photographie nous empêche de voir la mer : impossible de regarder cette photo sans avoir conscience de la présence du photographe à cet endroit là, à ce moment là. Pourquoi ne pas simplement photographier le ciel et la mer comme l'a fait par exemple Hiroshi Sugimoto et nous laisser nous concentrer sur nos sensations ?
Mais au fait, est-ce bien la main du photographe ? Sur la photo du château de Drottningholm qu'il a réalisé en 1967, on n'a pas de doute : il tient l'image de la main gauche et l'appareil de la main droite. La main gauche est à gauche et l'œil (l'objectif) est au centre. Le photographe est face à son sujet, le dispositif est évident.



Pour le bateau, c'est très différent : c'est la main droite qui tient la photo. K. Josephson est-il devenu gaucher ? Le bras est en plein centre, formant une symétrie axiale parfaite. A t-il posé l'appareil photo sur son épaule en se tournant de profil par rapport à son sujet ? Dans ce cas, il a appuyé sur le déclencheur qui est à droite de l'appareil avec la main gauche. C'est possible, mais très inconfortable et pas très précis ! Surtout pour obtenir une ligne d'horizon parfaitement horizontale et le bateau légèrement incliné.


La photo a probablement été réalisée sur pied avec une focale de 35 mm ou avec une focale équivalente au 24x36. En tout cas, même si nous n'avons pas d'information sur l'appareil utilisé, l'image finale est homothétique au format 24x36. La mise au point est faite sur le bateau et la profondeur de champ est importante, ce qui implique un diaphragme très fermé.
K. Josephson maîtrise parfaitement sa technique et la met au service de son sujet qui est bien plus qu'un trompe-l'œil. S'il s'agissait d'un simple jeu graphique (comme le jeu de perspective de sa photo de Drottningholm), il aurait baissé le bras et aurait placé la photo du bateau dans l'eau et non dans le ciel. L'effet aurait été bien plus réaliste.



Mais la réalité n'intéresse pas les photographes et la question est plutôt : Qu'est-ce qui déclenche l'envie de photographier ? Sur le désir de photographier, Jean Baudrillard dit :
"[...] Vu dans une perspective d'ensemble, du côté du sens, le monde est bien décevant. Vu dans le détail et par surprise, il est toujours d'une évidence parfaite."



Pour K. Josephson, la mer ne suffit pas, il lui faut un bateau en plus. Pour lui, la mer n'est pas un sujet. Pour que ça en devienne un, il doit ajouter son point de vue, son opinion. Il ne dit pas : "Voici la mer". Il dit : "Voici la mer que j'ai vu, moi, ce jour là, à cet endroit là". En ce sens, cette image est une vraie réflexion sur ce qui motive l'acte photographique et ce n'est pas un hasard si Stephen Shore a choisi cette image pour la couverture de son livre "Leçon de photographie", comme une synthèse en une image (en une image dans l'image !) de son approche de la photographie.